Vendredi ou la vie sauvage - Michel Tournier

Le livre "Vendredi ou la vie sauvage" est une version jeunesse réécrite par Tournier lui-même d'après son livre "Vendredi ou les Limbes du Pacifique", qui reprend l'histoire de Daniel Defoe "Robinson Crusoé" qui, à son tour, a été inspiré par la vraie histoire d'un marin écossais, Alexandre Selkirk, qui a survécu à un naufrage et qui a habité une île déserte pendant 4 ans. Et ben, c'est toute une histoire !
Couverture du livre "Vendredi ou la vie sauvage" de Michel Tournier

Extrait de "Vendredi ou la vie sauvage"

Tout allait bien en apparence. L’île prospérait au soleil, avec ses cultures, ses troupeaux, ses vergers, et les maisons qui s’édifiaient de semaine en semaine. Vendredi travaillait dur, et Robinson régnait en maître. Tenn qui vieillissait faisait des siestes de plus en plus longues.
La vérité, c’est qu’ils s’ennuyaient tous les trois. Vendredi était docile par reconnaissance. Il voulait faire plaisir à Robinson qui lui avait sauvé la vie. Mais il ne comprenait rien à toute cette organisation, à ces codes, à ces cérémonies, et même la raison d’être des champs cultivés, des bêtes domestiquées et des maisons lui échappait complètement. Robinson avait beau lui expliquer que c’était comme cela en Europe dans les pays civilisés, il ne voyait pas pourquoi il fallait faire la même chose sur l’île déserte du Pacifique. De son côté Robinson voyait bien que Vendredi n’approuvait pas du fond du cœur cette île trop bien administrée qui était l’œuvre de sa vie. Certes Vendredi faisait de son mieux. Mais dès qu’il avait un moment de liberté, il ne faisait que des bêtises.
Par exemple, il se conduisait à l’égard des animaux d’une façon tout à fait incompréhensible. Pour Robinson, les animaux étaient soit utiles, soit nuisibles. Les utiles devaient être protégés pour qu’ils se multiplient. Quant aux nuisibles, il fallait les détruire de la façon la plus expéditive. Impossible de faire comprendre cela à Vendredi ! Tantôt il se prenait d’une amitié passionnée et absurde pour n’importe quel animal – utile ou nuisible. Tantôt il accomplissait sur des animaux des actes d’une cruauté monstrueuse.
C’est ainsi qu’il avait entrepris d’élever et d’apprivoiser un couple de rats ! Même Tenn avait compris qu’il devait laisser en paix ces horribles bêtes parce que Vendredi les avait prises sous sa protection. Robinson eut bien du mal à s’en débarrasser. Un jour il les emporta dans la pirogue et les jeta à la mer. Les rats revinrent au rivage à la nage et de là regagnèrent la maison. Robinson recommença, mais cette fois en employant une ruse qui réussit parfaitement. Il emporta avec les rats une planche bien sèche. Il mit les rats sur la planche, et la planche dans la mer. Les rats cramponnés à ce petit bateau improvisé n’osaient pas se jeter à l’eau pour revenir à la plage, et le courant les emporta au large. Vendredi ne dit rien, mais Robinson vit bien qu’il savait. Comme si Tenn qui avait tout vu lui avait raconté ce qui s’était passé !